«Un homme dit à ses enfants de surveiller l'arrivée de leur grand-père. «Faites le guet, il me semble que Grand-Père approche. Car je sens la place de son corps où est sa vieille blessure.» Les enfants font le guet. Ils voient un homme au loin. Ils disent à leur père: Voici un homme qui arrive.» Leur père lui dit: "C'est votre grand-père qui arrive. Je savais qu'il viendrait. J'ai senti son arrivée à la place de sa vieille blessure. Je voulais que vous le voyiez vous-mêmes: il arrive réellement. Vous n'en croyez pas mon pressentiment. Mais il dit la vérité".»
Cette scène est d'une simplicité grandiose. Le vieil homme qui est le grand-père de ces enfants était manifestement parti bien loin. Il a une vieille blessure à certain endroit de son corps. Son fils adulte, père des enfants, connaît exactement cet endroit. C'est une de ces blessures qui se réveillent toujours. On a souvent entendu le vieillard en parler. Elle est, dirions-nous, sa «caractéristique». Quand le fils pense à son père, il pense à sa blessure. Mais c'est plus qu'une simple pensée. Il ne se contente pas de se représenter la blessure, son emplacement précis, il la sent à l'endroit correspondant de son corps à lui. Dès qu'il la sent, il suppose que son père, qu'il ná pas vu depuis un certain temps, s'approche. Il sent qu'il s'approche parce qu'il sent sa blessure. Il le dit à ses enfants, et il semble qu'ils ne le croient guère. Ils n'ont peut-être pas encore appris à croire à la justesse de pareils pressentiments. Il leur fait faire le guet, et en effet, un homme s'approche. Ce ne peut être que le grand-père, c'est lui. Le père avait raison. Le sentiment de son corps ne l'a pas trompé.»
Elias Canetti, Masse et puissance
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